Arts vivants
Les vies en soi (Théâtre d’objets)
Au cours de ses Vies en soi, Patrick Corillon puise dans sa propre enfance et mêle des éléments autobiographiques à la fiction. Si chaque récit explore un thème spécifique, tous parlent de quête d’identité. Il y est question de voyages – réels et intérieurs –, de rencontres, d’errances d’une ville à l’autre. Ces aventures (im)mobiles établissent un dialogue entre l’histoire individuelle et le monde. Patrick Corillon entraîne le spectateur dans une odyssée riche en découvertes plastiques et en questions philosophiques. Il nous fait redécouvrir la magie d’un simple récit et le plaisir de la manipulation d’objets, renouant ainsi d’une manière résolument contemporaine avec des formes empruntées à diverses traditions de narration orale.
La rivère bien nommée (2010)
Comment une rivière mythique dont on ne connaît même plus le nom nous fait remonter aux temps immémoriaux de l’humanité et de nos souvenirs d’enfance.
Le benshi d’Angers (2011)
Comment une vieille maison de famille avec ses planchers qui grincent et ses taches d’humidité au plafond nous entraîne dans un voyage initiatique au fin fond de l’Indonésie.
L’ermite ornemental (2012)
Comment la découverte d’une mystérieuse oeuvre d’art peut nous couper le souffle au point de nous décider à garder définitivement le silence.
L’appartement à trous (2013)
Comment un chat à qui l’on a confié tous ses secrets peut nous apprendre à parler les langues du monde rien qu’en écoutant les bruits de la nature.
Les images flottantes (2015)
Comment une simple collection de petits bouts de scotch blanc que les acteurs placent sur scène pour se retrouver dans le noir nous en fait voir de toutes les couleurs.
Le zéro absolu (2016)
Comment ne rien faire du tout en regardant dans le vide est une activité si intense qu’elle nous transforme en explorateurs des grands espaces du Pôle Nord.
L’ombre du scarabée (2017)
Comment nous faire croire que notre réalité quotidienne n’a pas moins d’imprévu que celle d’un fakir charmeur de serpent ou d’un homme à la main qui voit.
Le diable abandonné
et autres projets de Théâtre Musical
Le diable abandonné
production Le Corridor (Liège)-LOD (Gent), Musique : Thomas Smetryns
Le diable abandonné
est un voyage dans la forêt des mots. Un conte rendu visible et lisible par un dispositif scénique particulier : un castelet (de 297 cm de haut par 210 cm de large, soir une feuille A4 dis fois plus grande) d’où coule un véritable fleuve de mots écrits. Un théâtre de marionnettes conçu spécialement pour agiter des phrases qui deviennent à leur tour des personnages à part entière. En sa compagnie, la narratrice créera un étrange lien, pour nous raconter l’histoire. Un récit d’attachements, voyages, passions…
L’histoire
Un fils refuse de reprendre le théâtre de marionnettes de son père. Il ne veut pas passer sa vie le dos courbé, caché derrière des décors à faire parler des personnages imaginaires. Ce qu’il aura à dire, lui, il le dira droit dans les yeux ! Hélas, malgré sa bonne volonté, le fils ne trouve pas les mots qu’il croyait avoir en lui. Désespéré, il se laisse séduire par le diable et son mystérieux livre délavé. Un livre où tous les mots que l’on y écrit sont certifiés justes et sincères. Fort de son pacte avec le diable, le fils partira à la découverte du monde. Il tombera sur un vieux marin, un bûcheron borné et surtout, rencontrera la lumineuse Élise, son âme sœur… Parfois, les chemins empruntés par le protagoniste de cette narration très particulière, l’aideront à mieux se connaître. D’autres fois, ils ne le mèneront nulle part. Ce nulle part où l’on s’attache aux mots pour eux-mêmes, sans être obligé de leur donner un sens particulier.
La mise en scène
L’histoire est racontée aux spectateurs soit par la voix de la comédienne qui puisera dans les multiples supports écrits de son lutrin, soit par le castelet lui-même qui fera apparaître et agitera des draps où sont écrits des textes. Le spectacle naviguera donc entre le langage parlé et écrit. En s’appuyant sur la nature même du théâtre, le spectacle cherche à faire de la lecture silencieuse d’un texte écrit, non plus un moment individuel, mais une expérience publique partagée. Le diable abandonné est une narration où la conteuse joue à cache-cache, avec des moments de lecture silencieuse, de musique pure, d’exposition et d’explosion de couleurs, de mouvements.
Les aveugles
Les aveugles – LOD (Gent)
Patrick Corillon & Daan Janssens, d’après Maurice Maeterlinck
Maurice Maeterlinck partage le sort de nombreux autres Prix Nobel de littérature : quelques rues ou avenues portent son nom, ses œuvres complètes sont disponibles en éditions de luxe, mais ses pièces sont rarement jouées (exception faite de Pelléas et Mélisande, grâce à Claude Debussy).
En 2011, LOD présentera Les Aveugles (1890), un joyau oublié du symboliste gantois, dans une version adaptée pour ensemble de chambre. Il y aura exactement cent ans que Maeterlinck (qui avait à peine quarante ans à l’époque) a reçu son Prix Nobel.
LOD reste fidèle à sa méthode de travail habituelle, consistant à réunir des créateurs d’horizons différents. Pour l’adaptation de la pièce en un acte de Maeterlinck, brève mais non moins fascinante pour autant, le jeune compositeur gantois Daan Janssens (né en 1983) et le plasticien et homme de théâtre liégeois Patrick Corillon (né en 1959) unissent leurs forces. À côté de ses activités de compositeur, Janssens dirige le Nadar Ensemble, spécialisé dans l’interprétation de musique contemporaine, notamment de compositions de Luciano Berio, Stockhausen et Morton Feldman.
L’œuvre de Patrick Corillon, plasticien de formation, se situe à la croisée de la littérature, du théâtre et de l’art des installations. Si les supports et médias qu’il emploie changent continuellement, les thématiques de son travail présentent une remarquable homogénéité. Chacune des œuvres évoque les rapports entre la tradition culturelle et la modernité, l’identité et le langage. L’artiste reprend ces thèmes dans son interprétation des Aveugles.
Un aveugle au musée
Dans les années 1880, la presse parisienne acclama Maeterlinck, qui n’avait guère plus de vingt ans, comme l’un des auteurs dramatiques les plus talentueux du moment. Sa voix et son style furent jugés sans précédent, sa vision du théâtre et du tragique inédite. Le théâtre d’avant-garde de « l’enfant terrible » gantois, allant à l’encontre des normes établies, trouva un écho quasi immédiat chez les grands compositeurs de l’époque. Pelléas et Mélisande, une pièce qui ne connut qu’une représentation unique en 1893, fut mise en musique par de nombreux compositeurs majeurs ou leur inspira l’une de leurs œuvres. Outre Claude Debussy (1902), ce fut le cas pour Gabriel Fauré (1989), William Wallace (1900), Arnold Schönberg(1903) et Jean Sibelius (1905), et ce même si Maeterlinck était totalement dépourvu de sens musical (non sans ironie, Claude Debussy eut dans l’une de ses lettres cette petite phrase à propos de Maeterlinck : « Il va dans une symphonie de Beethoven comme un aveugle dans un musée… »). Mais si l’impact de Maeterlinck fut considérable sur les compositeurs qui étaient ses contemporains, il est étonnant à quel point ses œuvres furent ignorées après la Seconde Guerre mondiale. L’exception est l’opéra de chambre Die Blinden (1989) du compositeur autrichien Beat Furrer (né en 1954), basé entre autres sur Les Aveugles de Maeterlinck (ainsi que sur des textes de Rimbaud, Hölderlin et Platon).
« Ne parlons pas de nos yeux »
À strictement parler, Daan Janssens et Patrick Corillon sont donc les premiers à adapter Les Aveugles pour le théâtre musical. Mais ce n’est pas un hasard si tant Beat Furrer que Daan Janssens ont choisi Les Aveugles. Selon Daan Janssens, il s’agit peut-être du texte le plus abstrait et le moins typiquement symboliste de Maeterlinck. À certains égards, Les Aveugles est plus proche d’En attendant Godot de Beckett que de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck. En effet, dans Les Aveugles, nous ne retrouvons pas la féerie et les procédés symbolistes caractéristiques de ses autres textes dramatiques, comme cette personnification de concepts abstraits tels que l’Amour et la Mort – avec majuscule – qui semble souvent légèrement kitsch de nos jours.
Les Aveugles entraîne le spectateur dans le tâtonnement verbal de douze aveugles réunis en scène. Dans une forêt automnale plongée dans la pénombre, ils attendent le retour du prêtre qui les ramènera entre les murs protecteurs de l’institution qu’ils ont quittée le matin pour faire une promenade. Le prêtre, extrêmement âgé, est perché sur un rocher au milieu des aveugles, six d’un côté et six de l’autre. Il est mort, comme nous l’apprennent les didascalies détaillées de Maeterlinck précédant le texte. Dans la première partie des Aveugles, Maeterlinck réussit à créer un état zéro dramatique prolongé, composé de courtes répliques (dépassant rarement une seule phrase) des aveugles qui ne quittent pas leur place et parlent – au propre et au figuré – à côté les uns des autres, suscitant un effet comique à plusieurs reprises. Ils donnent leur avis sur le retour du prêtre. Les bruits menaçants qu’ils entendent, enflamment leur imagination : le vol d’oiseaux nocturnes, le vent dans les feuilles mortes, le ressac de la mer toute proche. Au fil de la pièce, leur interprétation des signaux que leur envoie la nature tend de plus en plus vers une catastrophe imminente : la mort.
Lorsque les aveugles découvrent le corps du prêtre décédé, Maeterlinck pousse le rythme dramatique au paroxysme, sans toutefois proposer un dénouement. Des pas s’arrêtent au milieu du groupe. « Qui êtes-vous? », crie une femme aveugle portant un bébé en pleurs dans les bras. « Ayez pitié de nous! » – Silence. – L’enfant pleure plus désespérément.
« Je ne connais pas la nature de ce bruit » : Les Aveugles en tant que parabole philosophique
Patrick Corillon souligne que son rôle dans cette production est celui de « plasticien ». Il tient à opposer un contrepoids tangible et matériel à la nature éphémère des textes et de la musique. Entre-temps, les discussions entre le compositeur et l’artiste ont abouti à un concept scénographique qui – soulignent-ils – pourra encore changer radicalement.
Le point de départ de Corillon et Janssens était cette question : quelle peut être l’importance des Aveugles en tant que parabole existentielle ? À quoi exactement les aveugles de l’histoire et, par extension, « l’homme occidental » sont-ils aveugles ? La réponse formulée par Patrick Corillon, et traduite sous une forme matérielle, propose une relecture radicale des Aveugles, influencée par l’écophilosophie de David Abram. Ce dernier affirme que l’homme occidental, contrairement aux peuples proches de la nature, s’est aliéné de son environnement et des expériences sensorielles qui y sont liées. Il établit un rapport entre cette aliénation et l’apparition de l’écriture (les origines de « l’histoire »), et plus particulièrement de l’alphabet. La langue écrite a rendu le langage muet et a émoussé nos rapports sensoriels au monde. Selon Abram, les peuples primordiaux sont toujours dans l’état précédant « la chute » dans l’état lettré ; leur langage est dérivé de la nature et à sa mesure. En revanche, l’homme occidental vit dans et par le monde, mais n’en fait plus l’expérience. Abram affirme que cette aliénation est à la base de l’exploitation catastrophique de notre écosystème.
Patrick Corillon ne tombe toutefois pas dans le piège qui consisterait à transformer Les Aveugles en une nième parabole apocalyptique proposant une impressionnante et captivante vision esthétisante de la fin des temps, anesthésiant par la même occasion la peur qu’elle nous inspire. Il établit des liens entre, d’une part, les idées d’Abram à propos de la langue, la dimension sensorielle et l’aliénation et, d’autre part, le langage de Maeterlinck. Corillon remarque que le langage des aveugles est remarquablement « creux » : « Les aveugles tentent de conjurer la menace de la forêt en échangeant des formules triviales et vides de sens. “J’ai peur quand je ne parle pas”, dit “le troisième aveugle de naissance”. Leurs paroles semblent creuses sous l’effet de leur usage quotidien, leur langage est banal et terne. Ils sont incapables de lire le langage de la forêt et de la nature. Le vent, le bruit des vagues et le bruissement des ailes des oiseaux sont de sinistres présages de la mort. Ce n’est qu’en touchant la dépouille du prêtre qu’ils font un pas pour s’éloigner du tâtonnement aveugle et se rapprocher de la clairvoyance : c’est une vision de leur mortalité. » Patrick Corillon voit donc la fin effrayante des Aveugles comme une tragédie existentielle au niveau individuel, mais également comme une réconciliation avec la nature dans la mort, une reconnaissance de la légèreté de l’existence : le flux et reflux incessant de la vie et de la mort, rien de plus qu’un frissonnement dans la perspective éternelle, comme la vibration de la corde d’un instrument.
Esquisse d’une scénographie en chantier
L’interprétation de Corillon, solidement enracinée dans une réflexion philosophique, est caractéristique de son œuvre, que l’on pourrait également qualifier de « philosophie plastique ». La traduction scénique qu’il veut donner de son interprétation complexe des Aveugles est remarquable de lucidité, au propre comme au figuré. Pas de plateau plongé dans la pénombre, mais un agencement clair et lisible de la scène, abondamment éclairée. La scénographie de Corillon ne veut pas aveugler en obscurcissant, mais éclairer par sa luminosité. Il affirme que l’enjeu est important et que l’art et le théâtre peuvent et doivent jouer un rôle dans une société qui « n’y voit plus ». Les aveugles sans nom forment avant tout un groupe, une communauté unie dans une recherche à tâtons (et vouée à l’échec) de la nature qui l’entoure. Les créateurs se mettent au défi de proposer une transposition scénographique de cet univers complexe d’idées poétiques et éclectiques, qui puisse le rendre visible – et donc lisible. Leur concept scénographique veut offrir une image symbolique de l’aliénation (et donc de l’aveuglement) face à la nature, d’une manière caractéristique pour Patrick Corillon : sans effets techniques ou artistiques virtuoses, mais dans la plus grande simplicité, comme à travers un bricolage enfantin.
Les musiciens seront séparés de l’aire de jeu ; ils seront uniquement employés en tant que musiciens et non comme acteurs. L’aire de jeu sera recouverte de l’agrandissement d’une feuille A4 où sont ménagées des ouvertures ; les chanteurs pourront y passer la tête en chantant. À quelques mètres au-dessus du plateau, et sur toute sa largeur, sera accrochée une grande « boîte noire » rectangulaire. Les chanteurs évolueront dessous, comme s’ils étaient manipulés par un marionnettiste situé hors ou au-dessus de notre monde.
Corillon : « L’idée de cette boîte noire est venue de l’envie qu’a eue Daan d’utiliser la lanterne magique, un précurseur du projecteur de diapositives. La lanterne magique servait il y a longtemps déjà à la projection d’images de démons, du diable ou de la personnification de la mort. Ces représentations permettaient aux spectateurs de frissonner face à ce qui était continuellement présent parmi eux, sans toutefois évoquer une présence menaçante : la mort en tant qu’illusion optique.
Du côté du public, un écran recouvrira la grande « boîte » ; un projecteur de diapositives (installé dans la boîte) y projettera un cercle sur fond noir. Tout au long de l’opéra, cet « œil » se déplacera de gauche à droite (dans le sens de la lecture pour les spectateurs). Le mouvement sera manipulé pendant la représentation même par Patrick en tant que « machiniste » visible mais muet du drame. Relié à « l’œil » en mouvement sur l’écran, une tige faite d’un matériau très résistant et rigide, de quelques millimètres d’épaisseur seulement, sera accrochée à la boîte en s’arrêtant à quelques centimètres du plateau. À l’extrémité de cette tige sera attaché un petit panneau portant des paroles ou phrases tirées des Aveugles, sans cesse différentes (« les feuilles mortes », « la mer »…). Les représentations dans l’œil mobile seront en rapport avec les mots au bout de la tige ; Corillon veut rechercher des images exprimant une interprétation poétique de la nature profonde de ces mots. Chaque fois que l’un des chanteurs touchera la tige, celle-ci se mettra à vibrer – en référence à la pensée de Schopenhauer. Par ailleurs, les vêtements des chanteurs seront parsemés d’aimants auxquels s’attacheront les plaquettes en métal portant les inscriptions. Par conséquent, au fil du spectacle les chanteurs se mettront à charrier un nombre croissant de mots qui les gêneront dans leurs mouvements et les déshumaniseront. L’idée de la langue en tant qu’appauvrissement, en tant qu’obstacle à la réconciliation avec notre perception sensorielle directe de la nature, est ainsi exprimée littéralement et de façon passablement humoristique: les comédiens encombrés par la langue écrite, chantent à travers une feuille A4 agrandie.
Cet agencement sera bouleversé lors de la césure dans le déroulement dramatique, au moment où les aveugles découvrent le prêtre mort au milieu du groupe. À ce moment-là, l’écran attaché à la boîte noire au-dessus du plateau se détachera sur le dessus et sur les côtés, se repliera vers le bas et restera suspendu sous l’écran jusqu’à toucher le plateau. Il se créera ainsi un lien entre, d’une part, la zone évoquant le mystère profond sous-tendant les mots (la nature) et, d’autre part, l’aire de jeu où évoluent les chanteurs ; c’est la réconciliation entre la nature et l’homme coupé de la nature.
Contrairement à la version des Aveugles montée par Denis Marleau en 2002, au Canada, qui plaçait le spectateur au même niveau que les aveugles en plongeant le plateau dans l’obscurité, rendant difficile tout regard sur le plateau, Patrick Corillon et Daan Janssens optent pour une présentation limpide et lumineuse, faisant contrepoids à la tension sous-jacente dans la musique et l’abattement teintant le texte. Corillon renvoie aux premières œuvres de Spilliaert, où le tragique et la luminosité luttent également pour prendre le dessus ou, plutôt, pour se renforcer mutuellement à travers les contrastes. La scénographie ne souhaite pas imposer au spectateur, d’un ton pontifiant ou accusateur, le récit en tant que métaphore existentielle (« Spectateur, toi aussi, tu es aveugle ! »), mais veut tout simplement braquer les projecteurs sur ce récit sans qu’il ne déborde du plateau. Le spectateur possède son propre point de vue et une responsabilité d’interprétation individuelle : il n’est pas damné, contrairement aux aveugles de la pièce.
Un coup de timbales à rebours
La musique de Daan Janssens se caractérise par l’élaboration subtile et par strates du suspense, qui n’éclate toutefois jamais. Elle est inquiétante, dérangeante, minimaliste et pourtant narrative et rhétorique. Le compositeur ne craint pas les gestes romantiques : au sein d’un lent vibrato, une note fuse soudain en double forte, puis est ramenée à son point de départ dans un diminuendo au phrasé marqué par une respiration charnelle. Sa poétique rappelle à la fois Feldman et Kurtag, mais aussi la nostalgie romantique du plasticien Thierry De Cordier. Dans son (es), par exemple, une œuvre écrite en 2009 pour les Neue Vocalsolisten de Stuttgart, quatre chanteurs et un percussionniste interprètent des paroles et phrases empruntées au Château de Kafka. Ils produisent des sons sifflants, déclament, récitent et chantent, tantôt en solo, apparemment indépendants les uns des autres, tantôt de concert et sans discontinuer. Les percussions constituent un courant sous-jacent, traînant, grondant et crépitant, sonnant comme le crissement frénétique d’une plume sur le papier, signes de ponctuation mettant en garde contre les paroles chantées, et donc aliénées. Le malaise créé ainsi est extrêmement prenant.
Daan Janssens a décelé une tension larvée similaire dans Les Aveugles. Il est tout particulièrement séduit par le contraste entre la stagnation narrative et la rythmique émotive, merveilleusement en phase avec la poétique de ses compositions personnelles. L’idée d’écrire une œuvre consistant en un seul crescendo soutenu et ralenti, s’arrêtant net juste avant la fin, le travaillait depuis un moment déjà. C’est un résumé de la courbe dramatique des Aveugles : le compositeur la compare à un arc que l’on bande lentement pendant cinquante minutes, sans jamais envoyer la flèche ; le texte de Maeterlinck n’offre pas non plus cette résolution ou ce relâchement. Daan Janssens : « On peut comparer le développement global de la musique à un coup de timbales entendu au ralenti et à rebours. D’abord un son résiduel ténu, quasiment statique, qui est donc l’écho, s’amplifiant et se renforçant lentement jusqu’au point d’origine soudain et assourdissant. »
Janssens estime qu’une adaptation lyrique d’un texte dramatique doit s’appuyer sur une raison, et cette dernière est bien présente : « Le chant gêne l’intelligibilité et densifie le langage ; chanter un texte oblige à recourir à l’hyperinterprétation, tant des paroles et de la musique que de l’exécution. De plus, la musique a un effet radical sur notre perception temporelle : en ramenant à zéro quelques paramètres musicaux, on peut donner l’impression que trois minutes de musique durent vingt minutes, ou inversement. Notre intention est de proposer au début de la pièce une interprétation sonore de ce point d’origine, l’immobilité de l’impasse dans laquelle sont pris les aveugles. Je jongle avec l’idée d’enregistrer des bribes de leurs lieux communs ordinaires et de les faire défiler sur une bande magnétique usée. » Ces enregistrements pourraient servir de pendants acoustiques aux plaquettes métalliques portant des inscriptions que prévoit la scénographie.
Bien entendu, le texte des Aveugles ne sera pas mis en musique dans sa totalité. Daan Janssens entend proposer une interprétation du texte dans sa composition et dans la musique, sans pour autant faire chanter le texte intégral. « Je veux tenter de prendre comme fil conducteur la structure dramatique des Aveugles, un peu comme dans la tradition romantique du poème symphonique. Je suis persuadé qu’un opéra ne doit pas nécessairement reprendre un texte entier ; la musique peut se charger d’une partie du travail narratif, tout en offrant son interprétation. » La structure dramatique des Aveugles détermine cette approche : l’alternance de plus en plus rapide de l’espoir et de l’angoisse, d’échanges chargés de sens et de bavardages creux ; la césure intervenant lors de la découverte du corps du prêtre ; l’accélération dramatique qui s’ensuit et le paroxysme sans résolution – tous ces éléments détermineront la structure de la composition. »
« Il est minuit! » – « Il est midi ! Quelqu’un le sait-il ? »
Selon Corillon, la mélancolie des Aveugles a un revers réconfortant ; même si du point de vue individuel, la mort est un point zéro tragique, à un niveau plus abstrait elle fait partie de l’existence, de l’alternance vibrante de la vie et de la mort. Patrick Corillon et Daan Janssens souhaitent montrer les deux faces de la médaille, la musique et le texte exprimant plutôt le côté tragique et sombre, la scénographie la consolation philosophique. L’adaptation des Aveugles par Janssens et Corillon entend évoquer le côté lumineux et la face obscure de Maeterlinck, un univers où il est simultanément midi et minuit, où la catastrophe est imminente et imaginaire, où le dénouement est remis à plus tard, mais où la solution est à portée de main, pour autant que nous puissions la discerner.
(Wannes Ghyselinck)
Oskar Serti va au concert
Oskar Serti va au concert. Pourquoi? une réflexion en sept parties avec vernissage concert dramatique pour grand ensemble et personnel de salles de concert
par Patrick Corillon pour le Klangforum Wien
produit par netZZeit une commande de wien modern et Wiener Konzerthausgesellschaft
Un concert dans toute la maison Oskar Serti va au concert. Pourquoi? est un concert dramatique pour grand ensemble avec la participation du personnel des salles de concert. Au cours d’une soirée qui durera environ six heures, toutes les salles de concert, les foyers, les couloirs et les vestiaires, bref, tous les endroits accessibles au public seront autant de scènes de spectacle. Les différents éléments qui constituent la soirée – les récits, les installations sonores, les expositions, les dialogues, le théâtre invisible et les concerts – auront pour finalité de révéler les merveilles cachées de la salle de concert et de mettre en lumière toutes les envies, tous les désirs et les rêves qui nous poussent à aller au concert. Les spectateurs sont guidés sur les lieux de l’action (concerts, récits, etc.) par la musique, les effets sonores et de lumière. Par ailleurs, les musiciens ainsi que le personnel de la maison interviennent dans ce sens. Tous sont intégrés dans une mise en scène discrète et quasi cachée qui a pour but de guider notre public. Les visiteurs vont se mouvoir dans la maison, apparemment guidés par des mains invisibles. Durant le vernissage (20 h 50 – 22 h 00), les spectateurs pourront aller et venir à leur guise dans toute la maison pour découvrir les installations et les objets de Patrick Corillon. La mise en place de ces installations se fera uniquement pendant que les spectateurs seront dans la salle de concert. Ainsi, le public se trouvera-t-il face à une scénographie totalement différente à la fin de chaque concert. Si la structure de la soirée et les récits resteront les mêmes quelque soit le lieu, le déroulement sera adapté en fonction des caractéristiques et des conditions techniques des lieux. Oskar Serti va au concert. Pourquoi? « Jamais, malgré la grande diversité des sujets abordés dans son œuvre littéraire, Oskar Serti n’a écrit la moindre ligne évoquant son amour de la musique. Et pourtant, le monde musical en général et sa passion pour la pianiste Catherine de Sélys en particulier ont profondément marqué sa vie. Au travers de photographies prises par Oskar Serti lui-même, du témoignage de ses proches, de sa collection d’instruments rares et de recueils de chansons populaires, la soirée musicale proposée les 5 et 6 novembre au Konzerthaus de Vienne tente de répondre à la question: « Quels secrets poussaient donc Oskar Serti à se rendre si régulièrement au concert ? » La soirée musicale « Oskar Serti va au concert. Pourquoi ? » pose simplement la question de savoir ce qui nous pousse à aller écouter de la musique vivante dans un lieu. À travers le personnage d’Oskar Serti, spectateur emblématique de la soirée, seront évoqué tous les aspects de ce moment particulier : aller au concert. Ce moment, c’est bien entendu le concert lui-même, mais c’est aussi le temps de se préparer à y aller, le temps d’en revenir, de se réjouir de revoir des amis, de penser à ce que l’on va entendre ; à ce que l’on a entendu une semaine auparavant ; de s’en souvenir des années plus tard. Aller au concert, c’est aussi un lieu. La salle de concert proprement dite, mais aussi les couloirs, les vestiaires, les escaliers, le buffet. Dans chaque salle de concert, nous retrouvons l’esprit d’un lieu. Notre ambition, pour cette soirée particulière est de permettre au spectateur de plonger cette diversité de désirs, conscients ou inconscients, qui nous emmènent au concert. La soirée propose bien sûr et avant tout de la musique contemporaine, mais dans ce cas précis, les différentes pièces musicales (qui en dehors de cette soirée vivent de façon autonome) seront entraînées dans des récits qui seront pris en charge par les musiciens eux-mêmes. Si les temps musicaux seront joués dans les salles de concert elles-mêmes, les temps des récits se dérouleront dans tout le bâtiment : hall d’entrée, couloirs, vestiaires, escaliers… Pour raconter une trentaine d’histoires qui toutes mettent en scène le désir ardent d’Oskar Serti vis-à-vis de la musique, les musiciens (parfois accompagnés de comédiens) dérouleront de grand rouleaux d’images, déploieront des livres colorés, animeront des ombres chinoises, feront revivre des instruments très particuliers. Ils donneront corps à toutes les émotions qui traversent la vie de chaque amateur de musique.
Tout un monde
Visites guidées – performances









































